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Azilis laissa Kian s’assoupir après avoir vérifié qu’il ne souffrait de rien de plus grave qu’une multitude d’ecchymoses et d’écorchures.

Elle prit ensuite son sac d’herbes et d’onguents et entraîna Enid vers la salle d’armes, transformée en hôpital. La petite servante la suivit machinalement, le regard perdu. Azilis espérait lui distraire l’esprit. Mais elle savait d’expérience que seul le temps apaiserait son cœur.

Des dizaines de blessés gisaient sur le sol pendant que d’autres, plus valides, faisaient la queue. Il régnait une chaleur humide et suffocante. De l’eau bouillait dans des chaudrons, projetant des nuages de vapeur. Partout des râles, des plaintes, des sanglots, une telle concentration de souffrances qu’Azilis eut l’impression d’avoir franchi la porte de l’enfer.

Elle s’avança vers le médecin, un grand homme maigre qui lançait des ordres tout en recousant une cuisse. Des mèches de cheveux noirs striés de blanc s’échappaient d’un bonnet de cuir rouge, il avait un nez busqué, de minuscules yeux brillants sous des sourcils broussailleux et une voix de basse qui roulait comme le tonnerre. Il était plus effrayant qu’un mage. Des femmes s’affairaient à ses côtés, muettes. Il regarda à peine Enid et Azilis qui se présentaient à lui et lui proposaient leur aide.

— Eh bien, leur lança-t-il, occupez-vous des hommes de la troisième rangée. Ne les bougez surtout pas ! Nettoyez les plaies, donnez-leur à boire, c’est tout. Allez, dépêchez-vous !

— Je peux faire davantage, intervint Azilis. Je sais réduire une fracture, couturer une plaie. J’ai étudié la médecine.

L’homme la foudroya de ses yeux noirs.

— La médecine ? répéta-t-il sèchement. Appelles-tu médecine les potions que les femmes concoctent au fond des huttes ?

— J’ai lu Oribase et Aulus Cornélius Celsus, répondit-elle, glaciale. Mais en effet, j’ai aussi appris à concocter des potions au fond d’une hutte.

Cette fois, l’aiguille à la main, il la regarda de bas en haut, comme on examine un animal étrange. Elle pensa – un peu tard – que son apparence ne jouait pas en sa faveur. Rien à voir avec la resplendissante domna de la veille ! Elle avait attaché ses cheveux en arrière et portait à nouveau ses vêtements masculins qui étaient dans un état innommable.

— Oribase et Aulus Cornélius Celsus ! ricana l’homme. Vraiment ? Eh bien voici l’occasion de pratiquer leurs doctes enseignements. Des dizaines d’hommes attendent. Je ne pourrai pas m’occuper d’eux à moi seul, alors fais ton choix !

Il lui tourna le dos. Elle s’éloigna, bouillonnant de colère.

— Qui est cet homme abominable ? demanda-t-elle à Enid.

— Alexion, le médecin d’Ambrosius Aurelianus. Un Grec. Il est au service d’Arturus à présent. C’est un grand savant, mais irascible et méprisant. Particulièrement avec les femmes.

— C’est le moins qu’on puisse dire.

Azilis oublia vite le mauvais accueil d’Alexion. Elle se concentra sur les soins qu’elle prodiguait. Si Enid ne l’avait pas forcée à avaler un peu d’eau et de pain, elle ne se serait pas alimentée.

Au soir on alluma des chandelles qui se consumèrent jusqu’au milieu de la nuit, sans qu’elle en eût conscience. Elle n’avait jamais soigné de blessures si graves. Rhiannon lui avait donné des armes contre la maladie, lui avait enseigné l’art de ressouder les os et les mots à prononcer pour éloigner le mal. Mais arrêter l’hémorragie qui vide un homme de son sang ou extraire une flèche sans déchirer un poumon, cela elle ne le lui avait pas montré.

Le souvenir de ses lectures la guida dans ces tâches difficiles, et plus encore ce don qui la plaçait comme à côté d’elle-même, lui soufflait les gestes à accomplir quand sa raison faisait défaut, la plaçait sur le trajet de courants d’énergie qui la dépassaient. Si elle se déconcentrait, une prière aux forces de l’univers et une immense compassion pour ceux qui souffraient lui rendaient aussitôt son pouvoir.

Il était fort tard quand un garçon de quinze ou seize ans se présenta devant elle avec un air suppliant. Pâle, un gros hématome au front, il avait le regard terrifié et les lèvres exsangues.

— S’il vous plaît, il s’est évanoui ! Mon seigneur Kynwal s’est évanoui ! Il m’avait dit d’attendre, que d’autres avaient besoin de soins plus urgents, mais j’ai peur…

Elle laissa Enid bander la main d’un combattant qui avait perdu deux doigts, et suivit l’adolescent.

Celui-ci l’amena dans un coin de la salle et s’agenouilla près d’un guerrier allongé sur le dos. Le cœur d’Azilis se serra à la vue de la jambe de l’homme, pliée en un angle impossible. Elle posa la main sur le cou du guerrier, chercha le pouls, le trouva faible et rapide. Sa respiration aussi était saccadée et superficielle.

— Comment est-ce arrivé ?

— Son cheval a eu la jambe coupée par une hache. Il est tombé et Kynwal n’a pas eu le temps de vider la selle.

« Un berserker, peut-être », songea-t-elle en frissonnant. Elle pensa que Kian, lui, avait sauté à temps. Non, il fallait oublier Kian, s’oublier elle-même. Agenouillée, elle examina la fracture de plus près, entreprit de découper les braies imbibées de sang.

— Tu étais là ? l’interrogea-t-elle, plus pour occuper l’esprit du garçon que par curiosité réelle.

— C’est moi qui l’ai tiré de sous le cheval, répondit-il fièrement. Moi et Cerdig, son porteur de bouclier. Je suis son porte-lance… Cerdig y est resté, ajouta-t-il d’une voix tremblante.

La jambe avait été broyée sous le genou. Ce n’était plus qu’une bouillie d’os, de muscles et de tissus. Elle entendit le garçon hoqueter puis se précipiter plus loin pour vomir. Elle ne pouvait le blâmer.

Elle se releva et chercha du regard le médecin grec. Le garçon revint vers elle, les yeux baissés de honte.

— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-elle gentiment.

— Llan. Nous venons de la région d’Yr Wyddfa[58], mon seigneur Kynwal est fidèle au Haut Roi et il a toujours soutenu Arturus. Il sert dans la cavalerie du seigneur Kaï.

Les mots se bousculaient dans sa bouche comme s’il cherchait à se rassurer par ce flot de paroles.

Elle pressa doucement son bras.

— Écoute, Llan, je ne peux pas soigner la jambe du seigneur Kynwal. Peut-être Alexion en sera-t-il capable, mais j’en doute. Je crains qu’il n’y ait qu’une seule chose à tenter pour le sauver.

Il fixait sur elle des yeux agrandis d’effroi où se reflétait la flamme des torches. Elle accentua son étreinte.

— Tu as été très courageux, Llan. Il va falloir l’être encore.

L'épée de la liberté
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